B. Que lisaient les Vaudois?
1. Les pratiques de lecture à la cour épiscopale de Lausanne
L’histoire de l’édition est mieux connue que celle de la diffusion des livres. Dans les milieux aisés, les ouvrages imprimés se répandent relativement rapidement. Alors qu’aux environs de 1500 l’évêque de Lausanne Aymon de Montfalcon reçoit encore un manuscrit des mains de son chapelain et homme de lettres Antitus Favre, en 1515 la présence de plusieurs livres imprimés est attestée dans le diocèse de Lausanne. Les Archives cantonales vaudoises conservent, en effet, deux inventaires successifs de la bibliothèque du chanoine François des Vernets (né vers 1470), écrits de sa propre main, l'un daté de 1515, l'autre non daté, mais vraisemblablement postérieur d'une quinzaine d'années (entre 1530 et 1536). Les évêques de Lausanne Aymon (1443-1517) puis Sébastien de Montfalcon (1489-1560), neveu du précédent, confient à ce chanoine des fonctions importantes : secrétaire épiscopal dès 1503, chanoine dès 1508, cellérier dès 1513, official de 1518 à 1520, vicaire général dès 1520. Des 160 livres recensés dans la bibliothèque de François des Vernets, un tiers au moins est constitué d’imprimés. Les domaines couverts sont les suivants : littérature, essentiellement en latin classique, (47%), religion (36%), sciences, mathématiques et médecine (9%), droit (8%). Un seul volume de cette bibliothèque est parvenu jusqu’à nous ; il s’agit d’un manuscrit de Pétrarque, De vita solitaria, donné à des Vernets par Laurent Cinquensod, curé de Saint-Laurent et chanoine de Lausanne, comme l’atteste un ex-libris. En dépit du caractère varié des livres possédés par des Vernets, une constante apparaît dans le choix des ouvrages : la priorité accordée aux ouvrages de référence. En effet, le chanoine s’est doté d’une bibliothèque afin de soigner sa connaissance du latin classique, d’enrichir ses homélies d’exemples d’une vie vertueuse, de gérer au mieux la comptabilité du diocèse, de comprendre la langue allemande, etc. Le livre a donc, pour François des Vernets, un rôle essentiellement pratique.
2. Que lisait-on à l'époque moderne?
L’horizon mental de nos ancêtres peut être en partie esquissé à partir des bibliothèques en leur possession. Norbert Furrer a travaillé à partir des livres mentionnés notamment sur des inventaires après décès datant du 18e siècle. Comme de nos jours, la lecture revêt déjà des fonctions variées qu’elles soient utilitaires, divertissantes ou spirituelles.
Les fonctions de la lecture à l’époque moderne | |||||||||||||||||||||||||||
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3. Que révèlent les ex-libris?
Un ex-libris (du latin ex libris meis, «faisant partie de mes livres») désigne une mention de propriété manuscrite ou une gravure personnalisée qu'un collectionneur colle à l'intérieur de ses livres comme marque d'appartenance. Les mentions de provenance antérieures à 1850 de la bibliothèque Archives cantonales vaudoises ont été relevées car elles donnent, elles aussi, un aperçu des pratiques de lecture. Les ex-libris des Archives cantonales tendent plutôt à démontrer que le livre a mis du temps à se démocratiser en dehors des milieux cultivés. Les propriétaires de livres sont généralement des personnes ayant eu accès à des études supérieures. Ceci est confirmé par les inventaires de biens de paysans vaudois qui, jusqu’à la fin du 18e siècle, se limitent le plus souvent à la Bible et/ou à quelques ouvrages religieux, parfois accompagnés d’almanachs ou d’autres lectures populaires.
4. La Bibliothèque paroissiale de Dommartin
Les premières bibliothèques populaires sont rares avant le 19e siècle. Dans les villages vaudois, elles sont généralement gérées par des pasteurs. Conservés aux Archives cantonales, les quelque 1600 ouvrages de la Bibliothèque paroissiale de Dommartin ont été étudiés en 2010 par Vanessa Bilvin. Il est donc possible de savoir ce que lisaient les habitants de cette commune vaudoise que l’on surnommait familièrement les «Caque-groseilles». La Bibliothèque de Dommartin a été en activité de 1865 à 1960 environ.
L'idée de base des bibliothèques populaires du 19e siècle est de donner à lire de bons livres qui instruisent et éduquent moralement celui qui les lit, tout en le distrayant. Ce sont donc souvent des « romans moralistes », qui présentent des personnages récompensés pour leur vertu, ou au contraire punis lorsqu'ils en manquent, et auxquels on espérait que le lecteur allait s'identifier. En 1926, à l’occasion du passage de l’auto-librairie des éditions Labor et Fides, accompagné d’une conférence, le pasteur Richard Moreillon mentionne explicitement la volonté de promouvoir les bons livres.
Les ouvrages de Dommartin sont représentatifs de la lecture populaire car ils touchent un large public d’une part, et ils ont souvent des tendances édifiantes d’autre part. Les bibliothèques ont commencé à admettre dans les années 1860 que les lecteurs ne lisaient de toute manière pas un livre s’il n’était pas distrayant, fût-il édifiant ou pas ; elles ont par conséquent accepté d’acquérir des romans. La Bibliothèque de Dommartin ne fait pas exception et s’inscrit, en cela, dans un mouvement de renouveau de la lecture populaire. Elle n’a jamais été une bibliothèque d’édification pure, sans délassement. Les romans (92%) et les biographies (4%) sont, de loin, le type d’ouvrages le plus emprunté par les lecteurs. Les ouvrages liés de près ou de loin au christianisme et plus particulièrement au protestantisme sont nombreux. Il faut également relever la présence d’ouvrages instructifs très ciblés sur un public populaire (ouvrages pratiques d’agriculture ou d’économie domestique par exemple), surtout au début de l’existence de la bibliothèque. Comme beaucoup de bibliothèques populaires de la fin du 19e siècle, le fonds reste très orienté vers la distraction, surtout au 20e siècle où les livres scientifiques s’effacent de plus en plus au profit des romans.
L’analyse des titres de la seconde moitié du 19e siècle témoigne qu’on lisait déjà beaucoup d’auteurs français (33%) et étrangers. La Suisse romande (44%) possédait aussi ses propres lectures populaires, publiées par exemple chez Bridel et Payot à Lausanne ou chez Attinger à Neuchâtel.
Les recherches de Vanessa Bilvin sur Dommartin et d’autres études de cas permettront peut-être un jour d’avoir une vision plus large de la lecture populaire en Suisse romande. Le sujet est visiblement d’actualité puisqu’une Association pour l’histoire du livre et de la lecture en Suisse romande s’est créée à Neuchâtel en 2008.
Les Archives cantonales vaudoises conservent matériellement d’autres bibliothèques paroissiales réformées (Trey, Romainmôtier) et catholiques (Assens, Bottens, Rolle, Villars-le-Terroir). Dans ces dernières, la promotion de la lecture populaire est secondaire, car elles reflètent avant tout le besoin d’affirmer la foi catholique dans un environnement protestant dominant et souvent hostile. Bibliothèques militantes, elles offrent avant tout des ouvrages de théologie et de morale.