21_INT_46 - Interpellation Jean Tschopp et consorts - Uber et Uber Eats: qui décide ? (Développement).
Séance du Grand Conseil du mardi 27 avril 2021, point 8 de l'ordre du jour
Texte déposé
La multinationale californienne Uber a mis au point un modèle d’affaires qui met les autorités politiques à l’épreuve. Ce système repose sur le recours à de faux indépendants pour s’éviter des charges sociales. Il génère de la concurrence déloyale et de l’opacité entourant son activité pour échapper à l’impôt.
Uber a fait son apparition en Suisse en 2013: aujourd’hui, plus de 3000 chauffeurs opèrent pour la multinationale dans notre pays. La révision entrée en vigueur au 01.01.2020 de la loi vaudoise sur l’aide aux activité économique (LEAE) et son volet sur les véhicules de transport avec chauffeur (VTC) et taxis a soumis Uber a un régime d’autorisation, mais n’a pas empêché ces abus. L’arrêt définitif et exécutoire de septembre 2020 du Tribunal cantonal vaudois condamnant Uber à traiter ses chauffeurs comme des employés n’a eu pratiquement aucun effet en dehors de la situation individuelle du chauffeur à l’origine de la procédure. Uber a prétendu que le passage d’un système de chauffeurs non-professionnels (Uber POP) à un système de chauffeurs professionnels rendait cet arrêt dépassé en regard de sa pratique actuelle. Pourtant, on peine à voir ce qui a changé. Uber continue de déterminer les revenus de ses chauffeurs, de leur imposer le recours à une application, à des itinéraires, de gérer un système d’évaluation des chauffeurs et de définir un algorithme qui récompense ou pénalise ces derniers.
Depuis quelques années, Uber a étendu son modèle d'affaires à la livraison de repas à domicile (Uber Eats). Depuis le début de la pandémie de coronavirus, la fermeture des restaurants a généré un chiffre d’affaires inespéré pour Uber Eats. De nombreux restaurateurs sont mécontents des marges facturées par Uber Eats. Ils se sentent néanmoins captifs en raison de l’importance prise par Uber Eats sur le marché de la livraison de repas. Sur le plan de l’hygiène, les tests effectués montraient que les conditions laissaient à désirer. Comme les chauffeurs, les livreurs, tout en multipliant les courses, perçoivent des revenus dérisoires, tout en devant assumer l'ensemble des charges que Uber reporte sur eux. De leurs côtés, les clients (consommateurs) apprenaient récemment que les pourboires laissés aux livreurs atterrissaient dans la poche de la multinationale.
En Espagne, le 11.03.2021, le ministère du Travail annonçait que les partenaires sociaux et le gouvernement étaient parvenus à un accord afin d’introduire dans le code du travail une notion de « présomption de salariat » pour les travailleurs exerçant pour les plateformes Uber Eats, Deliveroo et Glovo. En Grande-Bretagne, le 16.03.2021, Uber finissait par céder devant l'insistance des autorités judiciaires et politiques, en accordant le statut de « travailleurs » à ses chauffeurs leur donnant droit à un salaire minium, à des congés payés et leur permettant de cotiser à un plan d’épargne retraite. À la suite de ces changements de règles, Dara Khosrowshahi, directeur de la multinationale expliquait que le fonctionnement des ses plateformes pouvait différer d’un pays à l’autre. Cette déclaration laisse entrevoir des changements en Suisse et dans le canton de Vaud.
À Genève, en novembre 2019, le conseiller d’Etat en charge de l’économie Mauro Poggia interdisait à Uber d’opérer. Cette décision retirait à Uber le statut de simple « diffuseur de courses », estimant qu’Uber agissait comme une entreprise de transport, dont les chauffeurs devaient être traités comme des employés. Un recours d'Uber est pendant contre cette décision. Quant à Uber Eats, en juin 2020, la Chambre administrative de la Cour de justice genevoise statuait en qualifiant la multinationale d'entreprise de location de services, en d'autres termes, comme un employeur, confirmant l’approche de l'Office cantonal de l’emploi. Là aussi, un recours doté d’un effet suspensif, est pendant devant le Tribunal fédéral. Néanmoins, Uber Eats a créé une entreprise en charge de salarier les livreurs, montrant que la multinationale n’était pas insensible à l’attitude des autorités genevoises.
Malgré ces condamnations successives, dans le canton de Vaud, Uber reste considéré comme un diffuseur de course, permettant à la multinationale de reporter tout le risque économique sur les chauffeurs et échappant à ses obligations d’employeur et ce, alors que son fonctionnement est en tous points identiques à celui observé à Genève. S’agissant des livreurs Uber Eats, ils sont contraints au même statut de prétendus indépendants. Plusieurs interventions parlementaires ont été adressées ces dernières années au Conseil d’Etat: le postulat Mathieu Blanc « Pour une loi / règlementation cantonale du service de transport de personnes » (15_POS_131), l’interpellation du soussigné « Uber bénéficie-t-il d’un régime d’impunité? » (16_INT_513) et celle d’Alexandre Démétriadès et Gilles Meystre « Livraison de repas à domicile: une « uberisation » sur le dos des travailleurs·euses et des entreprises respectueuses de leurs employé·e·s » (19_INT_439). En novembre 2020, une pétition vaudoise « Stopper maintenant le dumping et la concurrence déloyale d’Uber » était lancée demandant notamment aux autorités cantonales d’intervenir sans délai pour qu’Uber assume sa responsabilité d'employeur et pour faire respecter les lois et règles en vigueur.
Les condamnations judiciaires d’Uber s’enchaînent, mais ne semblent avoir aucune incidence sur la multinationale. Tout se passe comme si Uber décidait seule de son statut, de ses droits et devoirs. Pourtant, dans son programme de législature, le Conseil d’Etat s’est engagé à veiller à une concurrence loyale et à combattre la sous-enchère (Programme de législature 2017-2022, 2.4). Le développement d’un modèle d’affaire reportant tout le risque économique sur de faux indépendants ne se limite pas au secteur des VTC ou de la livraison à domicile, il peut s’étendre à quantités d’autres secteurs. Il est donc essentiel que nos autorités régulent le marché de l’emploi. Les député·e·s soussigné·e·s sont favorables aux nouvelles technologies, mais dans le respect d’une concurrence loyale et sans exploitation de faux indépendants. Ils adressent les questions suivantes au Conseil d’Etat et le remercie d’ores et déjà pour ses réponses:
1.Combien de chauffeurs VTC Uber et de livreurs Uber Eats exercent actuellement dans le canton de Vaud ?
2. À combien est estimé le manque à gagner annuel pour les assurances sociales et pour l’Administration cantonale des impôts du fait du refus d’accorder le statut de salarié aux chauffeurs et aux livreurs de la multinationale ?
3. Au vu des condamnations judiciaires récentes d’Uber et Uber Eats dans le canton de Vaud et à Genève, le Conseil d’Etat / le département de l’économie prévoit-il de changer son statut de diffuseur de courses à entreprise de transports, voire entreprise de location de services, pour qu’elle remplisse ses obligations vis-à-vis de son personnel ?
4. Des démarches sont-elles en cours avec les partenaires sociaux et associations professionnelles compétentes pour combattre ce phénomène de concurrence déloyale et de sous-enchère dans les secteurs d’activité concernés ?
5. Qu’est-ce que le Conseil d’Etat prévoie de mettre en place pour combattre ce phénomène de faux indépendants et entreprises de plateformes susceptibles de s’étendre à d’autres secteurs d’activité ?
Conclusion
Souhaite développer
Liste exhaustive des cosignataires
Signataire | Parti |
---|---|
Valérie Induni | SOC |
Guy Gaudard | PLR |
Stéphane Montangero | SOC |
Denis Corboz | SOC |
Sébastien Pedroli | SOC |
Gilles Meystre | PLR |
Alberto Cherubini | SOC |
Alexandre Démétriadès | SOC |
Hadrien Buclin | EP |
Arnaud Bouverat | SOC |
Jean-Louis Radice | V'L |
Isabelle Freymond | IND |
Muriel Cuendet Schmidt | SOC |
Céline Misiego | EP |
Muriel Thalmann | SOC |
Eliane Desarzens | SOC |
Jean-Marc Nicolet | |
Séverine Evéquoz | VER |
Olivier Gfeller | SOC |
Cendrine Cachemaille | SOC |
Anne-Sophie Betschart | SOC |
Delphine Probst | SOC |
Sébastien Cala | SOC |
Felix Stürner | VER |
Pierre Dessemontet | SOC |
Léonard Studer | |
Jean-Claude Glardon | SOC |
Sylvie Pittet Blanchette | SOC |
Carine Carvalho | SOC |
Stéphane Balet | SOC |
Yves Paccaud | SOC |
Cédric Echenard | SOC |
Julien Eggenberger | SOC |
Alexandre Rydlo | SOC |
Vincent Jaques | SOC |
Céline Baux | UDC |
Transcriptions
Visionner le débat de ce point à l'ordre du jourDeux condamnations judiciaires récentes devant nos propres autorités cantonales sanctionnent Uber et Uber Eats. Les récentes actions d’Etat en Grande-Bretagne et en Espagne rappellent le cadre légal pour que Uber respecte le droit en vigueur. Que faudra-t-il de plus avant d’empêcher la multinationale californienne de décider seule de son statut, quoi qu’en dise notre justice ? Il y a déjà quatre ans, au moment des débats entourant la Loi sur les taxis et véhicules de transport avec chauffeur (VTC) en modification de la Loi sur les activités économiques, nous étions plusieurs députés à nous préoccuper du statut de simple diffuseur de courses accordé à Uber.
Quelques années plus tard, nos voisins genevois, avec l’action résolue du conseiller d’Etat Mauro Poggia, ont pris la juste mesure de la situation : non, Uber ou Uber Eats n’est pas un simple intermédiaire qui se contenterait de mettre en relation chauffeurs et clients, livreurs et restaurateurs. Uber fixe les revenus, définit seul l’algorithme de son application, impose des trajets, privilégie certains livreurs et en pénalise d’autres, et met en place un système d’évaluation des chauffeurs ou livreurs qu’elle peut écarter du jour au lendemain. En ce temps de coronavirus qui a vu exploser les livraisons à domicile, plusieurs restaurateurs ont dénoncé à juste titre les marges conséquentes prises par Uber Eats, son omniprésence qui rend parfois le recours à l’application incontournable, et l’empressement avec lequel la multinationale décline ses responsabilités en cas de livraison défaillante.
Notre collègue Gilles Meystre cosigne cette interpellation ; comme vous le savez, il est président de Gastro-Vaud. Il s’était déjà précédemment associé à l’interpellation sur Uber Eats de notre collège Démétriadès, qui n’a malheureusement pas obtenu de réponse satisfaisante. Fin 2020, les consommateurs — je suis l’avocat-conseil de la Fédération romande des consommateurs — se sont aussi émus des pourboires versés aux livreurs, mais qui finissent dans les poches de la multinationale. Aujourd’hui, nous attendons un sursaut d’orgueil de notre Conseil d’Etat pour que Uber assume enfin ses responsabilités d’entreprise de transport, pour combattre la concurrence déloyale et la sous-enchère salariale. La question dépasse largement les seules questions des VTC et des livraisons de repas à domicile. Si nous laissons faire, ce modèle d’affaire pourrait s’étendre à des pans entiers de notre économie. Nous devons combattre cette précarisation du marché du travail et le recours aux faux indépendants. Je remercie les collègues de tous bords politiques qui se sont ralliés à moi pour signer cette interpellation. Nous attendons maintenant que le Conseil d’Etat agisse.
Retour à l'ordre du jourL’interpellation est renvoyée au Conseil d’Etat qui y répondra dans un délai de trois mois.