23_INT_76 - Interpellation Muriel Thalmann et consorts au nom de l'Intergroupe F - Le maintien de la solidarité fiscale entre (ex)époux en dépit de la séparation n’est-il vraiment pas discriminatoire, dans les faits, à l’égard des femmes ? (Développement).

Séance du Grand Conseil du mardi 9 mai 2023, point 8 de l'ordre du jour

Texte déposé

Le 5 novembre 2019, l’Intergroupe F a déposé une motion, transformée en postulat, qui demande clairement au Conseil d’Etat d’abroger, avec effet immédiat, un article de loi discriminatoire à l’égard des femmes qui plonge de nombreuses victimes dans la précarité (art. 14 al. 1 LI). Trois ans plus tard, cet article est toujours appliqué alors que la discrimination est formellement interdite tant par la Constitution que par les traités internationaux qui ont été ratifiés par la Suisse (CEDH [1], CEDAW [2]).

 

Le 15 juin 2021, 105 députés du Grand Conseil ont clairement demandé au Conseil d’Etat de mettre fin immédiatement à ces pratiques fiscales qu’ils estiment injustes et discriminatoires à l’égard des femmes.

 

Dans son rapport du 16 novembre 2022 [3], le Conseil d’État affirme, sans le prouver, que « l’art.14 al.1 LI (...) n’est pas inconstitutionnel ; ne fait pas preuve de discrimination tant directe qu’indirecte envers les femmes ». Il s'avère cependant que ce n'est pas parce que le Tribunal fédéral refuse de constater que l'application de l'art. 14 al. 1 LI conduit à une discrimination indirecte à l'égard des femmes, que cette discrimination indirecte n'est pas avérée ni prouvée.  En effet, dans l'affaire DI TRIZIO c. SUISSE (Requête n° 7186/09)[4], la Suisse a été condamnée pour violation de l'interdiction de discrimination, précisément parce que le Tribunal fédéral a refusé de constater, sur base de données disponibles et difficilement contestables, que dans les faits, la méthode mixte du calcul du taux d’invalidité concernait dans l’écrasante majorité des cas des femmes. Dans cette affaire, le Conseil fédéral a expressément indiqué que « Dans la mesure où la méthode mixte n’est pas expressément dirigée contre les femmes, mais que son application pénalise de fait principalement des femmes, il faudrait parler de discrimination indirecte » (Affaire Di Trizio c. Suisse, § 41).

 

La discrimination indirecte fondée sur le sexe est définie comme la situation dans laquelle une loi, un critère ou une pratique « apparemment neutre » pénalise dans les faits, de manière disproportionnée, un groupe de femmes ou un groupe d’hommes. Dans ses arrêts, la CEDH affirme qu’ « une différence de traitement peut aussi consister en l’effet préjudiciable disproportionné d’une politique ou d’une mesure qui, bien que formulée de manière neutre, a un effet discriminatoire sur un groupe [5]».

 

De même, la Cour de justice, dans sa jurisprudence relative à l’égalité de traitement entre hommes et femmes, retient qu’une discrimination peut résulter d’une mesure « neutre » en apparence, mais qui, en pratique, préjudicie une proportion nettement plus élevée de personnes d’un sexe [6].

 

Ainsi, dans l’arrêt Zarb Adami contre Malte(Requête n° 17209/02),prononcé le 20 juin 2006, la CEDH a constaté, sur base des données produites, que dans les faits, l’obligation civique du service de jury pèse demanière prédominante sur les hommes compte tenu du pourcentage négligeable de femmes appelées à accomplir cette obligation. La CEDH en a conclu que la norme conduisait à une discrimination indirecte à l’égard des hommes, contraire à la Convention.

 

Ainsi, dans l’arrêt Di Trizio c. Suisse(Requête n° 7186/09) prononcé le 2 février 2016, la CEDH a constaté, sur base des données fournies, que dans les faits, la méthode mixte concerne dans la majorité écrasante (97%) des cas des femmes et en a conclu que cette pratique conduisait à une discrimination indirecte à l’égard des femmes, contraire à la Convention.

 

Tel est le cas également de l’art. 14 al. 1 LI qui ne vise pas expressément les femmes mais on constate sur base de toutes les affaires qui ont été portées jusqu'à ce jour devant le Tribunal cantonal que tous les cas d’appel en solidarité fiscaleconcernent uniquement des femmes [7]Ces données sont mesurables, tangibles, disponibles et suffisamment fiables pour conclure que dans les faits, l’application de l’art. 14 al. 1 LI préjudicie une proportion nettement plus élevée de femmes que d’hommes, partant que la loi vaudoise est discriminatoire à l’égard des femmes, comme le confirme du reste l’ONG Humanrights.ch dans son analyse du 28 octobre 2021 [8]. Il ne s’agit là que de la pointe visible de l’iceberg puisque nous n’avons pas accès à toutes les affaires portées devant les tribunaux de première instance ni à toutes les affaires qui n’ont jamais été judiciarisées, faute de moyens pour ces femmes qui sont déjà dans une situation précaire du fait de la séparation.

 

Pour démontrer que la proportion de femmes victimes de l’application de l’art. 14 al. 1 LI dépasse largement le cadre des affaires qui ont été portées devant le Tribunal cantonal, nous avons demandé le 23 mars 2021 au Conseil d’État [9]de nous fournir les données anonymisées sur les 10 dernières années visant à répertorier le nombre et le sexe des personnes appelées en solidarité ainsi que les montants réclamés. Le Conseil d’Etat nous a répondu que l’Administration Cantonale des Impôts ignore lequel des époux s’est acquitté du montant dû et qu’en l’absence d’appel en solidarité à proprement parler, elle n’est pas en mesure de fournir la statistique demandée [10].

 

Ces propos interpellent, car il ressort clairement de plusieurs arrêts [11] qu’une décision d’appel en solidarité a bel et été prononcée ou confirmée à l’encontre de l’épouse ; aussi, contrairement à ce que soutient le Conseil d’Etat dans sa réponse du 19 mai 2021, le fisc est pleinement en mesure d’identifier l’époux·se appelé·e en solidarité et devrait être en mesure de fournir les données demandées. En outre, il ressort de plusieurs documents que le fisc sait pertinemment à qui il adresse les commandements de payer, les séquestres de comptes bancaires, les attestation d’insuffisance de gage et quels sont les montants en capital et intérêts qu’il réclame à l’épouse en application de l’art. 14 al.1LI. Par ailleurs, le fisc sait pertinemment à quel employeur il s’adresse pour saisir le salaire de l’épouse et la contraindre de régler les dettes d’impôts de son (ex)mari.

 

Selon les principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, il suffit à la partie qui se plaint d’une discrimination indirecte de réunir des indices pour la rendre vraisemblable. Il y a ensuite renversement de la charge de la preuve[12] et il appartient à l’Etat d’apporter la preuve du contraire.

 

Dans l’arrêt Di Trizio c. Suisse (Requête n° 7186/09, § 86), la CEDH a rappelé qu'il suffit d'établir, sur base de données qui ne prêtent pas à la controverse un commencement de preuve indiquant qu'une loi, bien que formulée de manière neutre, touche en fait un pourcentage nettement plus élevé des femmes que des hommes. Une fois la présomption de discrimination indirecte établie, la charge de la preuve est renversée. La CEDH précise que « Si la charge de prouver qu’une différence dans l’effet d’une mesure sur les femmes et les hommes n’est pas discriminatoire n’est pas transférée au gouvernement défendeur, il sera en pratique extrêmement difficile pour les requérants de prouver la discrimination indirecte » [13].

 

Notons que, de la même manière, l’art. 6 Leg [14]renverse également le fardeau de la preuve en sorte qu’il suffit à la partie qui fait valoir une discrimination fondée sur le sexe de réunir des indices permettant de rendre la discrimination « vraisemblable » pour que la discrimination soit « présumée ».

 

Par conséquent la présomption de discrimination indirecte entraîne un glissement de la charge de la preuve[15] et il incombe à l’Etat d’apporter la preuve des faits de nature à renverser la présomption de discrimination indirecte invoquée et rendue vraisemblable par le/la recourant(e).

 

Or, force est de constater que dans la motion, l’Intergroupe F a établi, sur base des affaires qui ont été portées devant le Tribunal cantonal, partant sur base de données officielles qui ne prêtent pas à la controverse, un commencement de preuve indiquant que l’application de l’art. 14 al. 1 LI touche dans une écrasante majorité des cas (100%) des femmes.

 

En admettant dans un arrêt de 2015 que « En cas d’insolvabilité de l’un des deux époux, le risque, pour la femme, de devoir payer plus que sa part d’impôt est ainsi plus important que pour l’homme, dans le régime prévu par l’art. 14 LI »[16], le Tribunal cantonal ne fait que renforcer ce constat. Dans cet arrêt de 2015, Me Yves Noël, « Professeur de droit renommé et expert en fiscalité »[17] défend une de ses clientes, victime de l’application de l’art. 14 al. 1 LI, et affirme sans équivoque que « le système vaudois du maintien de la solidarité fiscale après la séparation des conjoints viole l'art. 8 al. 2 Cst., parce que la majeure partie des personnes appelées en solidarité sont des femmes »[18]. Nous relevons à cet égard que la conseillère d’État Valérie Dittli a expressément déclaré en conférence de presse du 23 mars 2023 qu’elle n’a « jamais mis en question les compétences de Me Noël qui est un Professeur très renommé en droit fiscal ».

 

Par conséquent, en l’absence de données ou de documents prouvant que l’application de l’art. 14 al.1 LI ne touche pas, dans les faits, une écrasante majorité des cas (100%) des femmes, le Conseil d’État ne peut pas conclure qu’une telle discrimination indirecte n’existe pas sans violer le principe de la bonne foi [19]et le principe du renversement de la charge de la preuve établi par la jurisprudence de la CEDH [20]En définitive, il incombe au Conseil d’État d’apporter la preuve des faits de nature à renverser la présomption de discrimination indirecte invoquée et rendue vraisemblable par l’Intergroupe F.

 

Ainsi, nous avons l’honneur de poser les questions suivantes au Conseil d’Etat :

  1. Comment le Conseil d’Etat justifie-t-il que bien que la loi soit « neutre » en apparence, ce sont dans les faits uniquement les épouses qui sont appelées en solidarité des dettes fiscales de leur (ex)mari, et ce en application de l’art. 14 al. 1 LI/VD ?
  2. Sur base de quels documents (rapports, données, chiffres, statistiques) le Conseil d’État s’est-il basé pour nous fournir le chiffre de CHF 10 millions de francs par an [21] ?
  3. Ces documents sont-ils accessibles au grand public et où est-il possible de les consulter ?
  4. Sur quelle base, le Conseil d’État peut-il affirmer que la loi ne conduit pas à une discrimination indirecte à l’égard des femmes ?

 

Nous remercions le Conseil d’Etat pour ses réponses.

 

 

[1]CEDH : Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (RS 0.101).

[2]CEDAW : Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (RS 0.108).

[3]Rapport du Conseil d'Etat au Grand Conseil sur la Motion Muriel Thalmann et consorts au nom du groupe thématique Intergroupe F - Pour l'extinction de la responsabilité solidaire pour dette fiscale en cas de séparation pour tous les montants d'impôts encore dus. - Texte adopté par CE - Rap-CE MOT Thalmann - publié 19_MOT_116

[4]Affaire DI TRIZIO c. SUISSE (Requête n° 7186/09).

[5]D.H. et autres c. République tchèque [GC], n° 57325/00, § 184, CouEDH, 13 novembre 2007 ; Opuz c. Turquie, n° 33401/02, § 183, CouEDH, 9 juin 2009; Zarb Adami c. Malte, n° 17209/02, § 80, CouEDH, 20 juin 2006.

[6]C.J., Aff 96/80, J.P. Jenkins c. Kingsgate Ltd., arrêt du 31 mars 1981, Rec. 1981, p. 919. Cette définition sera codifiée à l’art. 2, § 2 de la Directive 97/80/CE du Conseil du 15 décembre 1997 relative à la charge de la preuve dans les cas de discrimination fondée sur le sexe.

[7]ATF 122 I 139 RDAF 1997 II, FI.1997.0061, FI.2005.0015 et ATF 2P.201/2005, FI.2006.0039, FI.2007.0106, FI.2014.0130 et ATF 2C_723/2015, FI.2015.0105, FI.2017.0049 et 2C_766/2018.

[8]Humanrights - Solidarité fiscale entre (ex)époux: la loi vaudoise discrimine les femmes

[9]21_QUE_12 - Simple question Muriel Thalmann,

[10]Réponse du Conseil d’Etat du 19 mai 2021.

[11]FI.2007.0106, 2P.201/2005, FI.2015.0105, consid. 1.

[12]CEDH, 6 janvier 2005, Hoogendijk c. Pays Bas (Requête no 58461/00, 6 janvier. 2005) : « Si la charge de prouver qu'une différence dans l'effet d'une mesure [...] n'est pas discriminatoire n'est pas transférée au gouvernement défendeur, il sera en pratique extrêmement difficile pour les requérants de prouver la discrimination indirecte ».

[13]Affaire Di Trizio c. Suisse, § 86.

[14]Art. 6 de la Loi fédérale du 24 mars 1995 sur l'égalité entre femmes et hommes (RS 151.1) : « L’existence d’une discrimination est présumée pour autant que la personne qui s’en prévaut la rende vraisemblable ».

[15]Affaire D.H. et autres c. République tchèque n°57325/00, § 189.

[16]   FI.2014.0130, consid. 3.d).aa).

[17]Selon les déclarations en conférence de presse du 23 mars 2023 de la Conseillère d’État Valérie Dittli.

[18]FI.2014.0130, consid. 4

[19]Art. 5 al. 3 Cst. et 9 Cst.

[20]Affaire D.H. et autres c. République tchèque n°57325/00, § 189

[21]Rapport du 5 mai 2021 de la Commission chargée d’examiner la Motion Muriel Thalmann et consorts au nom du groupe thématique Intergroupe F - Pour l'extinction de la responsabilité solidaire pour dette fiscale en cas de séparation pour tous les montants d'impôts encore dus.

Conclusion

Souhaite développer

Liste exhaustive des cosignataires

SignataireParti
Cédric RotenSOC
Yves PaccaudSOC
Céline BauxUDC
Julien EggenbergerSOC
Circé FuchsV'L
Elodie LopezEP
Laurent BalsigerSOC
Sandra PasquierSOC
Graziella SchallerV'L
Alberto CherubiniSOC
Sébastien HumbertV'L
Yolanda Müller ChablozVER
Patricia Spack IsenrichSOC
Claire Attinger DoepperSOC
Cendrine CachemailleSOC
Felix StürnerVER
Denis CorbozSOC
Carine CarvalhoSOC
Laurence CretegnyPLR
Cloé PointetV'L
Vincent BonvinVER
Marc VuilleumierEP
Thanh-My Tran-NhuSOC
Mathilde MarendazEP
Romain PilloudSOC
Hadrien BuclinEP
Olivier GfellerSOC
Théophile SchenkerVER
Jean TschoppSOC
Sébastien CalaSOC
Céline MisiegoEP
Sylvie Pittet BlanchetteSOC

Documents

Transcriptions

Visionner le débat de ce point à l'ordre du jour
Mme Muriel Thalmann (SOC) —

Cette interpellation a été déposée par l’Intergroupe F qui rassemble des députées et députés de tous les groupes politiques de cet hémicycle. Nous revenons sur la problématique de la co-solidarité fiscale et sa discrimination indirecte. On sait que la discrimination indirecte est fondée sur le sexe et définie comme la situation dans laquelle une loi, un critère ou une pratique apparemment neutre pénalise dans les faits de manière disproportionnée un groupe de femmes ou un groupe d’hommes.

Si l’article 14, alinéa 1, de la Loi d’impôt (LI) ne vise pas expressément les femmes, sur la base de toutes les affaires qui ont été portées devant le Tribunal cantonal jusqu’à ce jour, on constate que les cas d’appel en solidarité fiscale concernent uniquement des femmes. Le fardeau de la preuve étant maintenant dans les mains du Conseil d’Etat et celui-ci indiquant qu’il n’y a pas de discrimination dans les faits, nous lui demandons de faire la preuve de ce qu’il avance. Nous sommes très impatientes de l’entendre.

Mme Séverine Evéquoz (VER) — Président-e

L’interpellation est renvoyée au Conseil d’Etat qui y répondra dans un délai de trois mois.

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