21_REP_87 - Réponse du Conseil d'Etat au Grand Conseil à l'interpellation Jean Tschopp et consorts - Uber et Uber Eats: qui décide ? (21_INT_46).
Séance du Grand Conseil du mardi 7 février 2023, point 17 de l'ordre du jour
Documents
Transcriptions
Visionner le débat de ce point à l'ordre du jourC’est un dossier trapu, c’est vrai, mais en même temps il faut rappeler des choses assez simples. Premièrement, nous sommes face à un modèle d’affaires – celui d’Uber – qui s’est fait sur le dos des chauffeurs et des livreurs, et qui, à l’aide d’une sous-enchère sociale, mais aussi salariale considérable, a permis le développement d’une forme de précarité extrêmement néfaste pour notre économie. Nous sommes évidemment favorables aux nouvelles technologies, mais il faut qu’elles respectent le statut d’indépendant en évitant de qualifier des travailleurs, des chauffeurs, des livreurs de « faux indépendants » et qu’elles respectent aussi nos assurances sociales. La deuxième chose assez simple et vous l’avez dit Mme la conseillère d’Etat, c’est l’engagement du Conseil d’Etat et cela me parait essentiel pour combattre avec détermination la concurrence déloyale. La troisième chose que j’aimerai rappeler, c’est l’importance, du point de vue de nos assurances sociales, d’assurer les chauffeurs et les livreurs de l’employeur Uber, parce que même si les modèles d’affaires, vous l’avez dit Mme la conseillère d’Etat, ont évolué, notamment sur le modèle d’affaires Uberpop, nous avons quand même une condamnation extrêmement claire. Elle est allée jusqu’au Tribunal cantonal avec une décision des prud’hommes en première instance qui ait estimé que, dans ce modèle-là, on avait effectivement affaire à un employeur. On en est là ! Ça fait dix ans qu’Uber est en Suisse et on voit le dossier évoluer. En citant le cas de l’Espagne qui avec une implication forte du ministère du travail a mis en place une présomption de salariat dans le domaine d’activité des plateformes et autres. On a vu en Grande-Bretagne aussi que, face à la détermination des autorités politiques et judiciaires, le statut de travailleur a fini par être reconnu et appliqué aux chauffeurs, donnant droit à un salaire minimum, et à des congés payés et permettant de cotiser à un plan d’épargne retraite. Plus proche de nous, à Genève, on a vu aussi la conclusion d’un accord. On peut le critiquer, mais forcer est de constater qu’il a été rendu possible par la détermination de Mauro Poggia, ministre en charge de ce dossier, qui a dit clairement que ce modèle d’affaires ne respectait pas le cadre légal. Cela a provoqué une décision et a finalement abouti à un accord d’indemnisation de 35 millions, avec l’engagement de payer la totalité des arriérées de cotisation sociale pour 15 millions, et de verser aux chauffeurs une indemnité de plus de 4,5 millions, et avec l’obligation faite à Uber de s’acquitter de la part cantonale des assurances sociales pour un montant 15 millions. Quand on voit cela autour de nous, nous restons sur notre faim. Certes, c’est un dossier complexe et difficile, mais à l’heure où nous parlons, Uber continue à déployer son activité, évidemment, avec toutes les contorsions possibles et imaginables qui permettent à ce modèle d’affaires de fructifier. A la fin, ce qui est en cause, dans ce dossier, c’est la capacité de nos autorités, de nos politiques à rappeler les règles et faire qu’elles s’appliquent pour toutes et tous. J’aimerais que vous puissiez nous dire, madame la conseillère d’Etat : qu’est-ce qui fait que les décisions fortes qui ont été prises pas loin de chez nous, ne sont pas prises dans notre canton ? Quelles perspectives pouvez-vous nous donner ? Vous expliquez dans votre réponse que des procédures sont en cours, notamment auprès de la caisse AVS, mais on sait aussi qu’il y a quelques années, nous avons débattu d’une loi qui définit Uber comme diffuseur de course. Là, nous avons d’excellentes raisons de penser que, pendant une longue période, ce n’a pas été le cas et que nous avions affaire à un système de location de services avec une responsabilité d’employeur qui faisait du beurre beaucoup plus qu’à un simple diffuseur de course. Comment se fait-il que des décisions à Genève ont remis cet acteur face à ses responsabilités, et l’ont sanctionné avec des montants importants ? Qu’est-ce qui fait que cela n’est pas possible chez nous ? Quelles sont les perspectives concrètes que vous pouvez nous donner pour confronter un acteur qui n’a eu de cesse, depuis dix ans, de contourner la loi et de jouer de contorsions pour finalement échapper à ces obligations autant que possible ?
La discussion est ouverte.
En complément à tout ce qui a été dit, il faut relever que deux éléments liés aux deux arrêts du Tribunal fédéral (TF) les plus récents par rapport aux plateformes Uber viennent aider et simplifier le débat et les questionnements du Conseil d’Etat par rapport à ces plateformes et aux modèles d’affaires qui les suivent. Premièrement, en complément à ce que madame la conseillère d’Etat a dit, naturellement la qualité d’employeur doit s’évaluer selon chacune des lois évaluées, c’est-à-dire selon la Loi sur le travail (LTr), la Loi sur le travail au noir (LTN), les Lois sur les assurances sociales (LPGA), les Lois sur la prévoyance professionnelle (LPP), etc. Cela étant, un élément est absolument central : les principes que nous avons sur le droit du travail, dès le moment où une entreprise est jugée comme étant un employeur au sens du Code des obligations, articles 319 et suivants, elle est automatiquement un employeur au sens de toutes les autres lois. Au contraire, si un employeur est considéré comme tel par les assurances sociales, il n’est pas forcément employeur au sens du droit privé, mais dès le moment qu’il l’est, il l’est impérativement au sens des assurances sociales et de toutes les autres lois. Cela simplifie passablement la thématique, car dès le moment où un système a été jugé par le Tribunal fédéral comme étant un employeur au sens des articles. 319 et suivants du CO, il l’est dans toutes les lois qui relèvent de la compétence du Conseil d’Etat. Ce premier élément simplifie dans une certaine mesure, la situation. Un deuxième élément extrêmement pertinent rend les deux arrêts du tribunal fédéral passionnant : pourquoi Uber a été jugé comme étant employeur dans ces deux modèles d’affaires. C’est que le critère principal du lien de subordination est déterminant pour savoir si une entreprise est employeur ou pas. Ce lien de subordination a été considéré comme se rattachant au système de l’application et ça c’est intéressant. En effet Uber disait au chauffeur, quand, où, comment travailler directement. C’est par le biais de l’application que les chauffeurs sont dépendants d’Uber, car ils reçoivent des évaluations de la part des clients ; l’algorithme de l’application fait qu’ils ne sont pas libres dans le choix de travailler ou pas ; ils sont incités au travail et l’algorithme d’Uber fait en sorte, en réalité, qu’ils soient eux-mêmes déterminés quant à où aller, comment y aller et comment travailler. Donc, un chauffeur Uber ou un livreur Uber Eats ne peut pas effectuer son travail sans être directement relié à l’application et c’est cela qui crée le lien de subordination. Ce lien de subordination et sa détermination rendent aussi plus simple l’évaluation de toutes les autres structures que mettrait en place Uber. C’est qu’Uber fonctionne par le biais de son application, et donc dès que vous avez une application, on peut partir de l’idée qu’il y a un lien de subordination qui rend Uber employeur. Donc oui, la structure qui est mise en place est complexe, mais les critères déterminés par le TF rendent cette évaluation un peu plus simple. C’est là qu’il faut saluer les arrêts du TF et il faut en tenir compte positivement, parce qu’ils simplifient ce volet. Les efforts du Conseil d’Etat sont à saluer, à ce titre un effort et un engagement marqués qui sont nécessaires, car on ne peut pas laisser les différentes personnes, chauffeurs et chauffeuses, livreurs et livreuses seuls. Cela étant, une action forte à l’encontre d’Uber et de ses stratégies de toutes formes et modalités est également nécessaire, en partant toujours de la même prémisse : Uber fonctionne avec une application qui rend dépendant et qui impose et s’impose aux travailleurs et travailleuses. A ce titre, les travailleurs et travailleuses sont donc employés et Uber sous toutes ses formes est employeur.
Pour répondre à ces différents éléments, ce n’est pas si simple de prime abord, parce qu’Uber change de forme. Cela a été dit par monsieur Bouverat : un arrêt du Tribunal cantonal vaudois (TC) sur Uberpop constatait cette relation de travail au sens du CO. Vous citez des arrêts du TF, mais ils portent sur Uber X, et maintenant Uber a la nouvelle forme Uber 2.0 ce qui fait que nous devons examiner, au sein de l’administration cantonale, si la forme d’Uber 2.0 est vraiment différente de la forme Uber X et donc prendre une décision à ce niveau-là. C’est pourquoi nous avons mandaté un avocat spécialisé pour nous aider à faire la différence entre l’Uber X et l’Uber 2.0. Cependant pour déterminer si une personne est un « employé » ou un potentiel employé Uber, à ma connaissance, il n’y a pas eu d’action directe que ce soit d’une personne faisant des livraisons qui utilise Uber ou d’une personne qui transporte des personnes et qui utilise Uber ; à ma connaissance il n’y a pas eu d’action – en tout cas concernant Uber 2.0 – auprès d’un Tribunal des Prud’hommes dans le canton de Vaud. Ce sont en tout cas les informations que j’ai obtenues de la part des syndicats, mais comme je les rencontre prochainement, ils me mettront à nouveau à jour. La problématique, consiste donc à savoir ce qu’il en est de ce fameux Uber 2.0.
Ensuite, j’aimerais répondre à votre question, M. Tschopp, quant à la très grande différence entre Vaud et Genève, et pourquoi est-ce que dans le canton de Vaud l’administration ou le Conseil d’Etat ne peuvent pas pousser Uber à verser des millions comme ça a été le cas à Genève ? J’ai envie de vous dire que c’est un petit peu à cause de vous, Mesdames et Messieurs les députés, parce que la très grande différence entre le canton de Vaud et le canton de Genève c’est que notre loi cantonale est différente. A Genève, ils ont une Loi sur les taxis et les voitures de transport avec chauffeur (LTVTC) qui prévoit le respect des usages salariaux, et depuis 2020, un salaire minimum est inscrit dans la loi cantonale. Dans notre Loi sur l’exercice des activités économiques (LEAE), il n’y a aucune disposition qui permette à l’administration cantonale d’exiger le respect des usages salariaux ou le respect d’un salaire minimum. Nous n’avons donc pas de base légale pour faire pression sur Uber par ce biais-là, comme l’administration et le Conseil d’Etat genevois ont la possibilité de le faire. Nous devons donc parcourir un cheminement un peu plus long ; nous allons attendre les décisions des tribunaux qui établissent une relation de travail, ou alors passer par le biais de commissions tripartites ; c’est un élément suggéré par le postulat revisité que vous avez voté tout à l’heure, ou encore s’assurer de la décision en matière d’AVS. A ce moment-là, nous aurons des décisions que nous permettrons de dire si la loi est respectée et donc de prendre des décisions sur Uber. Mais fondamentalement, le fait de ne pas avoir dans notre loi cantonale de disposition sur le respect des usages salariaux et le salaire minimum, c’est la très grosse différence entre Vaud et Genève, et ce qui fait qu’on ne peut pas dire à Uber de négocier, ou de payer un montant sinon ils n’ont plus le droit d’exercer. C’est une base légale qui nous manque et qui n’a pas été introduite, ce que je respecte. Cela ne veut pas dire que nous ne respecterons pas les lois fédérales et les lois cantonales et nous le faisons. Il est important que le droit soit appliqué, y compris dans le canton Vaud.
Je voulais me réserver pour l’interpellation suivante, mais les paroles de madame la conseillère d’Etat m’imposent d’intervenir maintenant. La LEAE n’est certes pas un copier-coller strict de la loi genevoise, et le contrôle des niveaux de salaires d’usage n’a pas été intégré de manière expresse dans notre législation cantonale. Ce débat a eu lieu ; il a été voulu par le conseiller d’Etat à l’époque en charge de cette manière, et aussi par la majorité de droite de l’hémicycle. Aujourd’hui, c’est bien malheureux, mais je remercie Madame la conseillère d’Etat pour son plaidoyer pour un salaire minimum cantonal qui sera un instrument essentiel pour garantir une concurrence loyale entre les différents acteurs dans les branches non conventionnées et dans les branches à bas salaires. Cependant, là où je ne peux pas suivre madame la conseillère d’Etat, c’est sur les dispositifs à sa disposition dans la LEAE et les conditions de retrait d’une autorisation. Ces points sont listés à la fois dans la partie spéciale sur les activités pour les entreprises de transport et diffuseurs de courses, mais aussi de manière générale. Ils peuvent faire objet d’un retrait d’autorisation, notamment lorsque les conditions ne sont plus remplies, et lorsque le titulaire de l’autorisation ne s’acquitte plus des émoluments qui seraient dus. Lorsque le requérant a obtenu son autorisation par de fausses déclarations, qu’il a contrevenu à ses obligations de façon grave et répétée, ou encore lorsqu’il a enfreint de façon grave ou répétée des législations fédérales, cantonales ou communales sur les activités économiques. Bien entendu que tout n’est pas détaillé à la lettre, cependant dans les réponses aux interpellations, le Conseil d’Etat nous dit « nous avons le dispositif législatif nécessaire pour agir » et nous en prenons bonne note. Il n’estime pas que des compléments à apporter à la loi sont nécessaires. Cela impose dès lors que les conditions de retrait de l’autorisation ou les avertissements préalables soient des outils utilisés. Dans les réponses à nos interpellations, nous n’avons ni l’évocation de menaces de retrait de l’autorisation ni la documentation d’éventuels avertissements, alors que ces dispositifs sont à notre disposition pour faire respecter le droit. Dans les réponses à l’interpellation que nous traitons, j’imagine, lors d’une prochaine séance, qu’il y a des infractions nombreuses et répétées, qui concernent plusieurs lois cantonales et fédérales. Le Conseil d’Etat répond qu’il a fait plusieurs contrôles – nous ne savons pas combien au sens de la LEAE et nous pouvons imaginer qu’il y a plusieurs infractions en question. A notre avis le Conseil d’Etat doit agir aussi ; c’est également l’outil utilisé à Genève : le retrait de l’autorisation et pas simplement du salaire d’usage.
Vous avez à juste titre dit « grave et répété ». Répété implique qu’il y a eu plusieurs décisions. Plusieurs décisions doivent encore être définitives et figurent dans la longue liste de décisions que je vous ai citées et qui ont notamment été prises par mon administration. Je vous ai aussi dit qu’elles avaient toutes fait l’objet d’un recours. Donc, pour l’instant, elles ne sont pas définitives, mais j’espère que les tribunaux donneront raison à notre administration, ce qui nous permettra de prendre des décisions répétées.
Retour à l'ordre du jourLa discussion est close.
Ce point de l’ordre du jour est traité.