20_PRE_3 - Préavis du Conseil d'Etat (21_LEG_126) et projet de décret à l'initiative Jean-Michel Dolivo et consorts - Faciliter la lutte contre le harcèlement sexuel dans le cadre du travail (17_INI_001) (2e débat).
Séance du Grand Conseil du mardi 23 novembre 2021, point 20 de l'ordre du jour
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Projet de décret à l'initiative Jean-Michel Dolivo et consorts - Faciliter la lutte contre le harcèlement sexuel dans le cadre du travail (17_INI_001)
Deuxième débat
Il est passé à la discussion du projet de décret, article par article, en deuxième débat.
Art. 1 à 3. —
Je vais être bref, puisque nous avons déjà eu l’occasion de débattre à deux reprises de cet objet, une première fois lors de la prise en considération de l’initiative de notre ancien collègue Jean-Michel Dolivo et une deuxième fois lors du premier débat sur le présent décret. J’espère que ce Parlement confirmera dans un instant ses deux précédents votes et que nous ne vivrons pas un scénario noir du type de celui de la semaine dernière, où un important projet était passé sans difficulté en premier débat pour être coulé – selon moi, de manière assez scandaleuse – en deuxième débat. Je fais bien sûr référence au volet formation du Plan climat.
Sur le fond du dossier, j’aimerais simplement rappeler qu’il y a, en Suisse, un gros problème de harcèlement sexuel sur les lieux de travail, en raison d’une législation défavorable aux victimes et aux personnes qui osent briser le silence. Je rappelle que plus de 60 % des jugements qui ont été analysés dans un récent rapport de recherche sont défavorables à la partie employée qui invoque une discrimination et que plus de 90 % des plaintes pour congé de rétorsion ont été rejetées. Il y a donc un poids très lourd qui pèse aujourd’hui sur les victimes : non seulement celles-ci doivent subir la violence psychologique du harcèlement, mais elles sont confrontées au risque élevé qu’une dénonciation se retourne contre elles et les pénalise sur le plan professionnel. Il est donc opportun que les cantons exercent une pression sur les Chambres fédérales pour faire évoluer la législation.
Finalement, je ne peux m’empêcher de conclure cette intervention consacrée à la problématique du harcèlement sur les lieux de travail en disant qu’il n’y a pas qu’à Berne qu’une évolution et un effort supplémentaire sont nécessaires dans la prise en charge de cette problématique. Nous avons aussi des difficultés manifestement au sein de l’Etat de Vaud avec cette problématique du harcèlement sexuel. Le rapport de la professeure Karine Lempen a révélé, il y a quelques jours, des failles préoccupantes dans l’action du groupe Impact. Je profite de ce débat pour dire à Mme la conseillère d’Etat que nous attendons avec beaucoup d’impatience des propositions pour améliorer la lutte contre le harcèlement au sein de l’Etat de Vaud. En effet, on est toujours plus crédible pour intervenir à Berne lorsqu’on fait aussi le ménage devant notre porte.
Membre de la commission, je fais partie de ceux qui n’ont pas voté pour le renvoi de cette initiative à l’Assemblée nationale. Actuellement, dans la Loi fédérale sur l’égalité (LEg), l’allégement du fardeau de la preuve ne s’applique, cela a été dit, que dans des questions d’attribution des tâches, de conditions de travail, d’équité dans les salaires, de formation ou de formation continue. En revanche, les articles 4 et 5 de cette même loi fédérale parlent du harcèlement. L’article 5 précise notamment la chose suivante, à son alinéa 3 : « Lorsque la discrimination porte sur un cas de harcèlement sexuel, le tribunal ou l’autorité administrative peuvent également condamner l’employeur à verser au travailleur une indemnité, à moins que l’employeur ne prouve qu’il a pris les mesures que l’expérience commande, qui sont appropriées aux circonstances et que l’on peut équitablement exiger de lui pour prévenir ces actes ou y mettre fin. » On constate donc que l’employeur porte déjà une responsabilité très importante. Alléger le fardeau de la preuve reviendrait à dire que les plaignants doivent simplement rendre la chose vraisemblable aux yeux du juge, qui pourrait alors inverser le fardeau. Il incomberait donc à l’employeur d’apporter le fardeau de la preuve et de prouver qu’il a mis en place toutes les conditions nécessaires. Evidemment, cela sera très difficile pour lui. Mettre en œuvre un système de prévention dans une entreprise n’enlève pas le risque qu’un acte soit commis. Il sera donc facile au plaignant de dire que son employeur n’a pas tout mis en œuvre et ce dernier risque fort d’être condamné. On risque ainsi de faire une deuxième victime : la personne qui a subi le harcèlement et son employeur à qui on peut reprocher de ne pas avoir tout fait pour empêcher cet acte ignoble.
Pendant longtemps, il est vrai, dénoncer un tel agissement était difficile pour la victime. Aujourd’hui, fort heureusement, les choses changent : la parole se libère, le mouvement #MeeToo encourage les victimes à déposer des plaintes, mais encourage aussi des témoins à témoigner et à apporter ainsi une preuve stricte, ce qui permet au juge de statuer plus sereinement que selon une simple vraisemblance.
Avec cette initiative, le canton de Vaud veut s’occuper de modifier les lois fédérales. Il faut tout de même se rappeler que la même chose avait été demandée par le conseiller national Mathias Reynard, sous forme d’une motion, au Conseil national. Cette dernière a été largement refusée en juin 2019, par 133 voix contre 51, pour les raisons que je vous ai citées, mais également pour des questions d’incompatibilité avec d’autres lois. Elle est par exemple difficilement conciliable avec le principe juridique de la présomption d’innocence. Il faut punir le coupable sévèrement, mais il est d’abord important de prévenir et d’informer. Il faut souligner que beaucoup d’entreprises font un excellent travail de prévention et c’est une bonne chose. Le canton en tant qu’employeur, en collaboration avec le Bureau de l’égalité, a émis une directive qui est entrée en vigueur en juillet 2021. Cette directive assène avec justesse que le harcèlement est totalement interdit, qu’il n’y a aucune tolérance en la matière. Des affichettes à placarder ont été créées ; un kit de prévention est distribué, mais aussi des fiches à l’attention du personnel, avec des explications, des conseils, une marche à suivre en cas de problème. Pour le grand public et les entreprises, le site Internet www.harcelementsexuel.ch du Bureau fédéral de l’égalité fournit de nombreuses informations pour les employés et les entreprises sur la prévention du harcèlement sexuel sur le lieu de travail et sur la manière d’intervenir face à de tels comportements. Oui, certainement, il y a encore du travail d’information à faire auprès du grand public et notre canton pourrait encore mieux informer les entreprises sur le rôle qu’elles ont à jouer pour éviter de tels cas. Il faut condamner sévèrement tout acte de harcèlement, mais il ne faut pas faire porter la responsabilité sur les entreprises. Pour toutes ces raisons, le groupe PLR vous encourage à refuser de déposer cette initiative auprès de l’Assemblée fédérale.
Comme mon groupe, je préconise de renvoyer cette initiative au Conseil national. Aujourd’hui, je pense qu’il est important de pouvoir parler à nouveau de cette question de l’allégement du fardeau de la preuve. Je parle bien d’un « allégement », parce que l’on a beaucoup entendu, dans d’autres débats, parler d’une « inversion ». Ici, il s’agit vraiment d’un « allégement ». A mon avis, c’est un petit pas, mais un petit pas nécessaire qu’il est important de faire aujourd’hui.
M. Neyroud a évoqué le fait qu’il était aujourd’hui moins difficile de parler. Je précise qu’il est certes moins difficile de parler qu’auparavant, mais cela reste difficile. Les questions de harcèlement sont encore taboues dans notre société. C’est avec des initiatives comme celle dont nous parlons aujourd’hui que nous pouvons remettre cette problématique sur la table, que nous pouvons en discuter et légiférer. A mon avis, c’est ce qui est le plus important.
Je pense qu’il est aussi important que ce soit un canton qui appuie cette demande. En effet, M. Reynard n’a malheureusement pas pu faire passer son initiative, mais cela ne veut pas dire qu’aujourd’hui il n’y aurait pas une majorité pour le faire. Les mentalités ont aussi un peu évolué et la réflexion continue sur ce sujet. Je pense que ce serait une bonne chose de continuer le travail sur cette question au niveau national.
Finalement, nous avons souvent évoqué la difficulté pour les entreprises de pouvoir dire qu’elles ont tout fait pour prévenir le harcèlement. M. Neyroud a cité avec justesse les actions du Bureau de l’égalité et les exemples donnés sur ce qu’il est possible de faire. Personnellement, j’ai toujours travaillé dans des entreprises de petite taille et nous avons toujours eu, dans une charte ou dans une partie du règlement du personnel, une référence ou un processus pour régler ces questions de harcèlement. Ce n’est pas forcément quelque chose de très compliqué, mais c’est aujourd’hui nécessaire. Par le biais de ce type d’initiative, cela pourrait inciter les entreprises à mettre des mesures en place de manière proactive. Je vous enjoins donc à renvoyer cette initiative plus loin pour pouvoir continuer ce débat à l’échelon national. En tant que Grand Conseil, nous avons toute la légitimité pour le faire et pour faire pression sur nos parlementaires à Berne pour que la discussion se fasse.
Comme M. Neyroud a repris son argumentaire de la semaine dernière, je me permets de rappeler que l’entreprise n’est pas du tout mise en difficulté par cette problématique et qu’il suffit que l’entreprise ait mis en place des directives claires, qu’elle ait fait de la sensibilisation et de la formation et qu’elle ait réagi à la demande pour être totalement exonérée de toute culpabilité. L’allégement du fardeau de la preuve n’affaiblit pas la présomption d’innocence pour l’entreprise. Comme le groupe socialiste, je vous encourage à soutenir cette initiative.
Le texte déposé fait suite à deux demandes du Parlement lui-même. Je vous rappelle que le député Jean-Michel Dolivo avait déposé, en novembre 2017, une initiative qui demandait au canton d’exercer son droit d’initiative auprès des Chambres fédérales pour modifier l’article 6 de la Leg, dans le but d’introduire le harcèlement sexuel dans la liste des éléments qui bénéficient de l’allégement du fardeau de la preuve. Ensuite, une commission de votre Grand Conseil a traité de cette initiative, en février 2018, puis votre Parlement a suivi l’avis de la commission, en octobre 2020, en donnant suite à la proposition de Jean-Michel Dolivo. C’est la raison pour laquelle le Conseil d’Etat soumet aujourd’hui, sur demande du Parlement, à travers le présent exposé des motifs et projet de décret, l’acte formel qui traduit la décision du Grand Conseil lui-même.
Cela a été dit, les procédures pour harcèlement sexuel sont révélatrices de la difficulté pour les victimes d’apporter la preuve des agissements pour lesquels elles entament une demande en justice. Pour le juge, il s’agit souvent de confronter les versions des faits qui sont souvent contradictoires. De plus, les parties ont été, en matière de LEg, dans une relation de travail : soit dans une relation de hiérarchie, soit dans une relation entre collègues. Il existe parfois entre le harceleur – je mets ce terme au masculin parce que, dans une très grande partie des cas, il s’agit d’un homme – et sa victime un rapport de hiérarchie, ce qui rend les témoignages assez difficiles pour les personnes qui ne sont pas directement victimes, mais qui doivent continuer à travailler au sein de l’entité concernée.
Le rapport d’analyse, qui date du 1er juin 2017, de la jurisprudence cantonale relative à la LEg entre les femmes et les hommes, mandaté par le Bureau fédéral de l’égalité, met en exergue le taux d’échec particulièrement élevé – 82,8 % – des procédures, lorsque la discrimination ressentie et invoquée est un harcèlement sexuel, la preuve de cette discrimination demeurant très difficile à apporter. C’est la raison pour laquelle les auteurs dudit rapport recommandent l’allégement du fardeau de la preuve en cas de harcèlement sexuel. Le changement proposé permettrait sans doute d’améliorer la situation de la partie demanderesse qui fait valoir un harcèlement sexuel. Les exigences en matière de preuve ont certes été adoucies par la jurisprudence, au vu de la difficulté de prouver le harcèlement, mais le fait d’appliquer l’article 6 de la LEg permettrait de se satisfaire de la vraisemblance, ce qui constitue une amélioration procédurale complexe. Cela permettrait peut-être également d’unifier la pratique des tribunaux en la matière, dès lors que celle-ci semble parfois fluctuer, ce qui est problématique sous l’angle de l’égalité de traitement. Les autorités se sont jusqu’ici opposées à l’allégement du fardeau de la preuve en matière de harcèlement sexuel en argumentant que l’employeur ne détient pas les informations qui lui permettent d’apporter la preuve de l’absence de discrimination. Cet argument ne peut pas convaincre, parce que, d’une part, la partie employeuse dispose de moyens d’établir l’existence d’un harcèlement sexuel – des moyens qui ne sont pas accessibles à la partie travailleuse. Elle peut en effet mener une enquête interne à l’entreprise et interroger les employés. D’autre part, dans le cas de l’indemnité fondée à l’article 5, alinéa 3, de la LEg, la partie employeuse ne sera pas tenue de démontrer qu’il n’y a pas eu de harcèlement, mais seulement qu’elle a pris les mesures commandées par les circonstances, afin de prévenir et de lutter contre le harcèlement sexuel dans l’entreprise. Dans ce cas, la partie employeuse est en possession des éléments nécessaires pour apporter la preuve des mesures prises et s’exonérer ainsi de sa responsabilité.
Enfin, la solution proposée pourrait encourager la partie employeuse à prendre des mesures préventives et de lutte contre le harcèlement sexuel, ce qui contribuerait – à n’en pas douter – à changer la culture d’entreprise et par là même à participer à la lutte générale contre le harcèlement sexuel. Ainsi, à l’instar de la majorité de la commission, le Conseil d’Etat n’est pas du tout opposé à la transmission de ce texte à l’Assemblée fédérale.
Enfin, pour répondre à l’interpellation de M. Buclin sur les dispositions internes à l’Etat de Vaud, je ne peux que lui confirmer que le canton est en train de modifier en profondeur le règlement Impact, comme nous l’avons expliqué publiquement par communiqué de presse. Nous ne manquerons pas de rendre public le résultat de ces modifications structurelles importantes.
Retour à l'ordre du jourLes articles 1, 2 et 3, formule d’exécution, sont acceptés tels qu’admis en premier débat.
Le projet de décret est adopté en deuxième débat et définitivement par 66 voix contre 48 et 7 abstentions.