"Un meurtrier reste un homme"

Mourir en liberté ou mourir en détention sont deux choses fondamentalement différentes, constate Ueli Graf, "car la mort d’un détenu n’est pas d’abord un événement émotionnel, comme la mort d’un homme en dehors des murs de la prison… La mort en prison est dépourvue de dignité". L’ancien directeur de l’établissement pénitentiaire de Pöschwies, dans le canton de Zurich, était l’un des conférenciers invités le 26 février 2013 à Fribourg par l’Association suisse des aumôneries de prison.

Cette année, la cinquantaine d’aumôniers de prison, hommes et femmes, prêtres et laïcs venus de toute la Suisse (*), se sont rencontrés sur le thème "Vivre la mort derrière les barreaux". Ils étaient accueillis au Centre suisse de formation pour le personnel pénitentiaire (CSFPP), une fondation de la Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police (CCDJP) sise à l’Avenue Beauregard 11 à Fribourg

   Pour la partie thématique de son assemblée générale annuelle, qui s’est tenue du 25 au 26 février, l’Association avait notamment invité deux personnalités qui ont dirigé ou qui dirigent encore un établissement pénitentiaire en Suisse alémanique: Ueli Graf, ancien directeur de la JVA Pöschwies, à Regensdorf, et Marlise Pfander, directrice de la prison régionale de Berne.

Les aumôniers de prison sont périodiquement confrontés à la mort

Les aumôniers de prison sont périodiquement confrontés à la mort, qu’il s’agisse de mort naturelle, du suicide d’un détenu, de la mort d’un proche d’une personne incarcérée ou d’un membre du personnel. L’environnement de la prison représente pour toutes les personnes concernées une situation particulièrement difficile, voire traumatisante.

   Pour fournir divers éclairages à cette problématique, l’Association suisse des aumôneries de prison présidée par Ivo Graf, aumônier à Pöschwies, avait également invité la psychiatre Bernadette Roos Steiger, médecin chef en science forensique, de la Clinique psychiatrique de Königsfelden (Argovie), ainsi que Daniel Levasseur et Philippe Cosandey, respectivement aumôniers catholique et protestant des Etablissements de la plaine de l’Orbe (EPO).

La mort en prison n’est pas considérée comme un événement naturel

"Vous avez choisi un thème plutôt triste pour votre session, mais je trouve bien que vous vous occupiez de cette question", a lancé d’emblée Ueli Graf, qui fut jusqu’à fin décembre dernier directeur de l’établissement pénitentiaire de Pöschwies. Il décrit alors la froide logique administrative qui se déclenche lors d’une mort en prison. "Chaque décès dans un établissement pénitentiaire a un caractère officiel et provoque l’ouverture d’une enquête…" En prison, on ne peut mourir tout simplement de mort naturelle. La mort derrière les barreaux est toujours un événement spécial, souvent médiatisé. "Dans ce contexte, la question est vite posée par les médias de savoir pourquoi le personnel de l’établissement – (encore une fois) n’a pas pu empêcher la mort du détenu".

   Durant ses quinze ans à la tête de l’établissement, 20 à 30 personnes sont mortes à Pöschwies, une prison qui, avec ses 426 places pour délinquants masculins, est le plus grand établissement fermé de Suisse. Environ la moitié sont décédées de mort naturelle, l’autre moitié par suicide, meurtre commis par un autre prisonnier ou overdose, sans que l’on sache toujours, dans ce dernier cas, si la mort était recherchée ou si c’était un accident.

   Une mort en prison, relève-t-il, ne cause pas d’abord tristesse, désespoir, sentiment de perte de la part de l’environnement immédiat et de la parenté, souligne-t-il. Elle provoque d’emblée une situation d’alarme, et ensuite une cascade de formalités administratives. Les autorités partent du principe, dans le cas d’un décès dans un établissement pénitentiaire, que quelque chose n’a peut-être pas joué. Un tel décès entraîne automatiquement une enquête du ministère public, dont le résultat, si cela va vite, peut être attendu au plus vite dans une année. Sur place, il y a très rapidement 8 à 10 personnes qui enquêtent, sans la présence du personnel et du directeur, qui doivent rester en retrait.

En cas de décès, il faut gérer la communication avec les médias

Entre-temps, il faut gérer la communication, car la mort derrière les barreaux devient un événement pour les médias. Et, déplore l’ancien directeur de prison, l’information médiatique est souvent traité sur le mode du "divertissement" ou du soupçon plutôt que de l’information objective. "S’ils avaient fait correctement leur travail, cela ne se serait pas passé", peut-on lire ou entendre.

   A Pöschwies, l’établissement peut compter sur une "très confortable" dotation en matière d’aumônerie, affirme Ueli Graf: un aumônier catholique et un aumônier protestant ont chacun un poste à 80%. Il y a encore quatre imams musulmans de diverses nationalités, un prêtre orthodoxe serbe et d’autres aumôniers qui ont de plus petits pensums. Les deux principaux aumôniers sont bien intégrés dans l’établissement, où ils se déplacent librement. Ils entretiennent des liens tant avec le personnel qu’avec les détenus, de la même façon qu’ils le feraient dans une paroisse. Ils sont d’un grand secours en cas de décès, tant pour le personnel que pour les prisonniers et leur famille, insiste-t-il.

Il ne nous appartient pas de juger

"Il ne faut pas oublier qu’un meurtrier est aussi un homme", lance la directrice de la prison régionale de Berne, que d’aucuns ont surnommée "l’ange de Berne" ou "Mamma Prison". Marlise Pfander, qui, après plus de huit ans à la tête de cet établissement, part bientôt à la retraite, ne veut pas parler uniquement du suicide des détenus. "Il y a aussi le contact avec des hommes qui sont responsables de la mort d’une autre personne. Alors, dès que les gens savent où je travaille, ils me demandent si je rencontre des meurtriers, si je les vois, leur parle. Ils sont très étonnés que j’aie bien volontiers des contacts avec eux et que je les invite souvent pour une discussion… L’idée que l’on puisse être avec un meurtrier dans le même espace provoque chez la plupart des gens de la peur et de l’incompréhension", souligne Marlise Pfander.

   Et des meurtriers, la directrice en a côtoyé plus d’un. "Certains essaient de refouler cet acte, d’autres le regrettent et essaient de se l’expliquer, d’autres encore ont besoin de raconter leur acte dans les plus petits détails. Là, cela devient difficile d’écouter. Mais une chose est sûre: ce sont des hommes comme vous et moi!"

   "Je ne vais jamais pouvoir comprendre que l’on puisse tuer un homme, mais j’ai appris à cohabiter avec des meurtriers", poursuit-elle, en soulignant que la mort en prison a aussi ce visage, celui du meurtrier, avec lequel est également confronté l’aumônerie pénitentiaire. "Nous traitons toutes les personnes de la même manière, quels que soient l’origine, la religion et les actes commis. Il ne nous appartient pas de juger. D’autres personnes sont chargées de le faire". JB

   

(*) L’Association suisse des aumôneries de prison compte quelque 120 membres de confession catholique, réformée et catholique chrétienne, qui travaillent dans les établissements pénitentiaires de toute la Suisse. Des membres associés font partie de l’Armée du Salut et de la "Prison Fellowship Switzerland". Ce sont principalement des laïcs, hommes et femmes, qui ont une formation théologique. (apic/be)

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